Démocratie et associations : un contexte de contraintes structurelles

1° Les restrictions des libertés démocratiques dans la France contemporaine

Le constat d’une crise démocratique est aujourd’hui largement partagé, tant par les sciences sociales, les experts internationaux que par les citoyens. Chute continue de la participation électorale depuis 30 ans, défiance à l’égard du personnel politique, déclin des corps intermédiaires... Ces tendances affectent tous les pays, au Nord comme au Sud, et fragilisent les fondements du socle démocratique. Les catégories populaires en particulier témoignent de façon croissante de ce malaise démocratique exprimé notamment au travers de l’abstention ou de manifestations plus ou moins spontanées, à l’image du récent mouvement des Gilets Jaunes en France. Avant même ce mouvement social d’ampleur, 65% des Français déclaraient, dans une enquête internationale du Pew Research Center, ne pas être satisfaits du fonctionnement démocratique, quand seulement 20% des citoyens en Suède et 26% en Allemagne exprimaient le même sentiment.

La vie démocratique ne se résume pas au vote et au gouvernement représentatif. La société civile joue également un rôle fondamental : elle contribue à promouvoir l’intérêt général et à défendre des enjeux bien souvent invisibilisés. Si son rôle est reconnu et valorisé, la société civile n’en est pas moins attaquée de façon croissante, tant par les gouvernements que par les intérêts privés. Si le traitement des opposants et des ONG en Russie, en Egypte, au Zimbabwe ou en Chine est pointé du doigt dans de nombreux rapports, le phénomène semble désormais gagner les démocraties libérales des pays du Nord : restriction du droit de manifestation, procès contre des lanceurs d’alerte, attaques à l’encontre de journalistes d’investigation et, nous y reviendrons, atteintes aux libertés associatives. Pour conceptualiser cette tendance, plusieurs chercheurs ont mis en avant la notion de « rétrécissement de l’espace démocratique » (« Shrinking democratic space » en anglais). Derrière cette notion, on entend généralement les atteintes et restrictions (légales, formelles et informelles) portées à certains droits fondamentaux, et notamment la liberté d’expression, de manifestation et d’association.
Un rapport récent du Conseil de l’Europe soulignait ainsi : « La tendance à restreindre l’espace civique a des répercussions croissantes sur la liberté d’association et sur la capacité de la société civile à remplir sa mission et à participer pleinement à la vie publique. Cela arrive avec de la législation nationale limitant ou entravant l’accès de la société civile et des ONG aux informations, aux ressources, aux médias publics ou aux processus décisionnels. Cette situation est très préoccupante pour les démocraties européennes qui s’efforcent actuellement de consolider les liens et la confiance mutuelle entre les citoyens et leurs institutions démocratiques. » Si la France demeure un espace plus démocratique que nombre de pays d’Europe centrale et orientale, le rapport note un effritement de certains droits fondamentaux et un durcissement du traitement de l’action collective par les autorités publiques depuis quelques années.

2° Les baisses de financement public : un contexte de contraintes pour les associations

Si les restrictions des espaces de la société civile prennent de nombreuses formes, l’Observatoire des libertés associatives vise, avec le présent rapport, à se concentrer sur la situation particulière des associations en France. On assiste aujourd’hui à une restriction structurelle de l’espace dévolu au monde associatif. Si cette situation s’explique par plusieurs facteurs, nous voudrions ici insister sur un point central : les pressions induites par la baisse régulière des financements publics.

La vie associative, en France, est historiquement très dépendante de financements publics. De l’État aux collectivités territoriales, se sont plusieurs dizaines de milliards d’euros qui sont octroyés chaque année aux associations par les pouvoirs publics. Les modalités du financement associatif ont néanmoins connu des mutations profondes ces deux dernières décennies. On a d’abord assisté, dans les années 2000, à une augmentation de la part des financements issus des collectivités territoriales, visant à compenser le désengagement de l’État. Mais celle-ci a fini par baisser du fait de contraintes budgétaires croissantes dans le cadre de la loi NOTRe. La transformation la plus significative est surtout la diminution substantielle des subventions au cours des dix dernières années (- 1,7% par an sur 10 ans). Ces dernières ne représentent plus en 2017 que 20% des ressources des associations, alors qu’elles constituaient 25% de l’ensemble en 2011 et 34% en 2005. Cette baisse des subventions a été compensée à la fois par le recours à des financements privés et philanthropiques ainsi que par la réalisation de missions de service public déléguées, grevant l’autonomie des associations. « La montée en charge des financements locaux et la privatisation croissante du financement du secteur associatif accroissent la dépendance des associations au contexte économique local », et fragilise d’autant plus les acteurs situés dans les territoires les plus pauvres. Cette précarisation a été accélérée par la suppression des 250.000 emplois aidés CUI-CAE (Contrats d’accompagnement dans l’emploi, « d’emplois aidés ») annoncée par le gouvernement à l’automne 2017, pour partie financés par l’État. Face à ce désengagement public, ce sont les financements privés qui prennent peu à peu, et seulement en partie, la place laissée vacante par l’Etat.
Ces chiffres invisibilisent en outre de réelles disparités entre les grosses fédérations qui disposent de contrats pluriannuels de financement avec l’État, et les petites associations locales, peu professionnalisées et qui déploient leurs activités dans une grande précarité. Le rapport Bacqué-Mechmache de 2013 pointait d’ailleurs à la fois la précarité financière, les logiques de dépendance et parfois de clientélisme qui viennent grever les capacités d’auto-organisation des habitants dans les quartiers populaires. Cette réalité est également reconnue par les acteurs publics, à l’instar du ministre de la Ville, qui déclarait en décembre 2019 : “Pendant des années, dans nos quartiers, parfois par frilosité, parce qu’on s’est dit que c’était difficile à contrôler, on a empêché les associations de petites tailles de travailler.”. Dans un contexte de rétrécissement des financements publics et de diminution de la part des subventions, leur octroi est devenu l’objet d’une concurrence importante, qu’administrent les pouvoirs publics.

En dépit des fonctions civiques et démocratiques essentielles qu’elles remplissent, les associations se trouvent donc aujourd’hui précarisées. Ces contraintes financières réduisent les marges de manœuvres et limitent d’autant leur capacité à remplir le rôle d’interpellation démocratique que certaines associations ont vocation à jouer. Cette dimension n’est ni reconnue, ni encouragée par la puissance publique, quand elle n’est pas purement et simplement sanctionnée. Pour ne prendre que l’exemple des associations œuvrant dans le domaine du logement, le 20e rapport du Haut comité pour le logement des personnes défavorisées (dit « rapport Carlotti ») indiquait récemment : « Dans un contexte où les fonds publics sont rares, de plus en plus de gestionnaires considèrent que ceux-ci doivent être réservés à des structures ne critiquant pas l’action de l’État, voire du gouvernement. […] Au lieu de la relation de partenariat entre associations et services de l’État, qui semblait prévaloir dans le cadre de subventions classiques, s’installe une relation de contrôle et de prestation. […] Nous avons ainsi relevé plusieurs exemples de structures associatives dont l’action était interrompue ou mise en péril du fait de leurs prises de position « militantes », en faveur du droit au logement. » Dans la lignée de ce constat, ce rapport se concentre sur la restriction des libertés associatives au-delà de la seule sphère du logement. Certains cas notables dont la publicité a incité au lancement de l’Observatoire des libertés associatives, comme celui du Genepi, indiquent une sanction de l’activité critique avec des coupes de subventions [voir fiche 18]. Dans ce contexte financier difficile, on peut imaginer l’impact de tels conflits. Pour un cas comme celui-ci, combien d’associations choisissent l’auto-censure et restreignent d’elles-même l’usage de leurs libertés démocratiques afin d’éviter des sanctions ? La possibilité de telles sanctions et l’insuffisance de protections adéquates génèrent un climat général peu favorable au rôle d’aiguillon démocratique des associations.

Les libertés associatives : un outil nécessaire à la vitalité démocratique

Pour résumer notre propos à l’aide du schéma ci-dessus, les entraves aux libertés associatives étudiées dans ce rapport (premier cercle) prennent place au sein d’un contexte général de restriction de l’espace de la société civile marqué notamment par la baisse ou la précarisation des financements associatifs, l’évolution législative concernant le droit de manifester ou les possibilités de fichage et de surveillance des activités, ou encore des atteintes à la liberté de la presse (deuxième cercle). Ce premier niveau contextuel prend lui même place dans une crise démocratique plus large, marquée notamment par la baisse de la participation électorale, le déclin de l’adhésion syndicale et l’affaiblissement des corps intermédiaires, les difficultés d’accès à certains droits, l’éducation à la citoyenneté et la socialisation démocratique de la jeunesse (troisième cercle).

Si ces trois niveaux d’analyse interagissent évidemment entre eux, notre champ d’étude se restreint au premier cercle, qui demeure à ce jour peu investigué, voire méconnu, tant par les sciences sociales que les institutions. Il s’agira donc de différencier les entraves ciblées des atteintes structurelles aux libertés associatives. A titre d’exemple, la décision d’une collectivité de baisser le montant des subventions sur tout un secteur associatif constitue une restriction de l’activité de l’ensemble du secteur concerné, sans que cela ne relève de la répression ciblée. C’est le cas seulement si la coupe de subvention ou autre restriction s’applique de manière discriminante à une association qui s’est fait remarquer par des activités à dimension critique dans les mois qui précèdent (voir la méthodologie suivie, présentée au chapitre 2).