Méthodologie : Administrer la preuve des atteintes aux libertés associatives

Ce rapport s’appuie sur la collecte et l’analyse de cent expériences de répression d’associations. Dans la majorité des cas, elles font suite à l’expression de critiques ou à l’organisation d’actions collectives visant à interpeller les autorités publiques. Chaque expérience de répression fait l’objet d’une fiche synthétique en annexe de ce document et sur le site internet de l’Observatoire. Sans viser l’exhaustivité, ce recueil d’expériences cherche à délimiter les contours d’une réalité peu publicisée par les acteurs associatifs et les pouvoirs publics et peu documentée par les sciences sociales.

Comment les cents expériences répertoriées ont-elles été identifiées ? Et comment déterminer objectivement si elles constituent ou non des cas de restriction des libertés associatives ? On peut identifier quatre grandes étapes dans le travail de recueil et d’exploitation des données :

  • Identification d’un cas potentiel à partir d’un travail d’analyse de presse, en ligne ou via des têtes de réseaux associatifs, relais dans les principales agglomérations françaises
  • Recueil du témoignage de l’association potentiellement victime de la sanction
  • Recueil d’informations et éventuellement témoignage de la partie adverse
  • Objectivation par le recoupement des différentes sources

Le recueil des 100 expériences analysées ci-dessous s’appuie donc sur plusieurs sources :

  • Des sources ouvertes : compilation d’articles de presse et tout particulièrement la presse quotidienne régionale (Sud-Ouest, La Voix du Nord, Le Parisien, etc.).
  • Des entretiens auprès des acteurs associatifs ayant rencontré des entraves. Des entretiens menés de visu ou par téléphone sur la base d’un questionnaire type : présentation de la structure associative, approfondissement de l’expérience d’entrave, explicitation des conséquences pour l’association.

Comme nous l’avons souligné précédemment, ce rapport se concentre sur une modalité particulière de sanction institutionnelle, celle qui cible précisément des associations en raison d’actions ou de propos préalablement émis. Cette délimitation de l’objet a entraîné la construction d’un protocole d’enquête visant à ne sélectionner dans notre base de données que les entraves pouvant être formellement rattachées à une prise de position ou une action préalable de l’association. Nous présentons ci-dessous les trois grandes modalités d’administration de la preuve ayant permis la sélection des expériences associatives retenues, de la plus évidente (reconnaissance de la sanction par l’institution) à la moins perceptible (faisceau d’indices conduisant à une forte présomption de sanction).

Niveau 1 : Reconnaissance de l’institution.

La première modalité d’administration de la preuve est la plus simple. Elle concerne les entraves reconnues par l’institution, qui atteste - parfois publiquement - avoir voulu restreindre la liberté d’action d’une association ou la sanctionner suite à une critique. C’est par exemple le cas de l’association Génépi.


Une sanction reconnue par l’institution : L’exemple du Genepi (fiche n°18)

L’association étudiante Genepi (Groupement Étudiant National d’Enseignement aux Personnes Incarcérées) intervient dans les prisons pour assurer des activités scolaires et socio-culturelles auprès des personnes détenues. En décembre 2018, elle s’est vue retirer sa convention et ses 51.000 euros de subvention annuelle. L’Administration Pénitentiaire et le ministère de la Justice justifient cette décision par une baisse d’activité dont l’ampleur est contestée par l’association. Par ailleurs, le Genepi dénonce une dégradation de ses conditions d’interventions et une réorientation progressive de ses missions. Mais ce seraient avant tout les positions publiques de l’association à propos des conditions de détention et des politiques de l’administration pénitentiaire qui seraient en jeu.
Dans une déclaration officielle au journal Libération le 29 octobre 2018, le ministère de la Justice explique les raisons de la coupe de subvention : « C’est le modèle même de la détention qui est ici attaqué. Cette position peut être exprimée, en revanche il n’est pas cohérent pour nous de subventionner une association qui s’attaque aux fondements mêmes de notre institution (…) ». Quelques jours plus tard, le 5 novembre 2018, la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, s’exprime directement sur le sujet lors de la Matinale de France Inter : « Le Genepi développait des thèses qui sont très hostiles à la politique publique que nous conduisons. Autrement dit des thèses qui allaient même jusqu’à lutter contre la mise en place de régimes de confiance que nous avons élaborés dans un certain nombre de prisons (...). Donc ce n’était plus une politique partenariale sur les ambitions que nous avions, mais une politique au contraire d’opposition quasiment frontale et permanente. Donc j’ai pris une décision qui est de supprimer la subvention. » La coupure de subvention est ici reconnue explicitement à deux reprises et par des sources différentes comme une sanction vis à vis d’un discours trop critique envers l’institution.


Nous regroupons également ici toutes les atteintes juridiques aux libertés associatives qui peuvent aisément s’objectiver par un dépôt de plainte et le déclenchement par l’institution d’une procédure judiciaire à l’encontre d’une personne morale ou physique. Il ne s’agit pas ici de prendre position sur la légitimité de telle ou telle procédure judiciaire, mais de considérer que toute attaque en justice visant une association de droit ou de fait par une institution constitue une restriction de ses capacités d’action.

Niveau 2 : Preuves attestant du lien entre action associative et réponse institutionnelle.

Il est rare cependant que les acteurs publics reconnaissent aussi ouvertement leur volonté de sanction ou d’obstruction. Si bien que dans la majorité des cas recueillis, l’institution à l’initiative de la sanction nie, reste silencieuse ou invoque d’autres justifications (généralement techniques ou administratives). Il est pourtant possible de repérer formellement la sanction par l’exploitation de documents écrits qui permettent d’établir un lien entre la sanction et l’action : courriel envoyés au sein des services des collectivités locales, procès verbaux de compte rendu de réunions, articles de presse relatant des propos tenus mais non assumés.


Attester d’une entrave en cas de dénégation de l’institution responsable : L’exemple d’Action Droits des Musulmans (fiche n°..)

Le 10 juin 2019, la présidente d’Action Droits des Musulmans (ADM), qui analyse et agit contre les discriminations qui touchent les personnes de confession musulmane, constate que l’intégralité des documents en ligne (relevés, factures, etc.) relatifs au compte bancaire de l’association a disparu et contacte son agence de la BNP à Paris. Dix jours plus tard, le 20 juin 2019, elle est reçue par le directeur de l’agence qui lui rétorque : « On nous a demandé de cesser toutes relations avec votre association, je n’ai, ainsi que la banque, aucun problème avec vous, j’ignore le motif ». Sans remettre de document, la banque lui laisse alors six mois pour en trouver une autre. Entre temps, ADM tente d’ouvrir un compte dans plusieurs autres banques et essuie systématiquement des refus. Ils interviennent en moyenne trois semaines après la validation par les conseillers bancaire. Lorsque l’association revenait vers les conseillers, ils se déclaraient désarçonnés et aucun motif ne leur était donné. Ces faits démontrent une intervention des renseignements dans un blocage bancaire à la BNP et dans tout autre banque.
Le 8 juillet 2019, ADM reçoit un courrier recommandé de la BNP qui ne donne toujours pas de motif mais annonce un délai de préavis plus restreint : « En conséquence, à l’issue d’un délai de 30 jours à compter de l’envoi de la présente lettre, soit au plus tard le 7 août 2019, nous procéderons à la fermeture de votre compte ». Le 24 juillet 2019 : sept organisations (Amnesty International, Human Rights Watch, la Ligue des droits de l’homme, l’Observatoire international des prisons, l’ACAT, l’Open Society Justice Initiative et le Syndicat des avocats de France) écrivent une lettre publique au ministre de l’intérieur : « Au vu de la sensibilité des sujets sur lesquels travaille Action Droits des Musulmans, cette situation nous inquiète et nous amène à nous interroger quant à la possibilité que l’un de vos services ait pu être à l’origine de ladite “instruction” ». Sihem Zine a également saisi le Défenseur des droits ainsi que la rapporteure spéciale de l’ONU sur la promotion et la protection des droits de l’homme dans la lutte antiterroriste, de même que le rapporteur spécial sur la situation des défenseurs des droits de l’homme. Dans le journal Le Monde du 2 septembre 2019, le ministère de l’Intérieur déclare ne pas être impliqué et annonce une réponse publique aux associations, qui n’est jamais venue.
Suite à une plainte de l’association, une audience a lieu le 3 septembre 2019 en vue d’imposer à la banque de transmettre les documents internes qui ont conduit à cette interdiction. Lors de l’audience, les avocats de la BNP reconnaissent l’intervention d’un tiers auprès du siège central de la banque. Mais la requête de l’association est tout de même rejetée. L’association s’est portée en appel. Dans ce cas, il existe donc des documents attestant de l’entrave.


Niveau 3 : Éléments attestant d’une forte présomption de sanction

Pour un ensemble de cas recensés, on ne dispose pas de documents ou de déclarations permettant d’attester de la volonté de restriction de la liberté associative. Les cas recensés reposent alors principalement sur le témoignage de la victime. Comment, dès lors, établir la bonne foi de cette dernière ? Il y a, dans ces cas controversés, des écarts potentiellement importants entre la qualification des faits par les deux parties : l’institution estime que l’association “se victimise” ; à l’inverse, l’association dénonce une sanction consécutive à une expression ou action à dimension critique. Nous avons écarté de notre base de données, les cas reposant uniquement sur le témoignage des associations. En revanche, nous avons retenu les cas où un faisceau d’indices permet de faire l’hypothèse qu’il s’agit bien de sanctions. Quand les éléments formels manquent, il nous semble qu’au moins deux facteurs contextuels peuvent permettre d’objectiver et de qualifier la nature des rapports entre association et institution :

  • La temporalité de la sanction : celle-ci intervient-elle peu après une action ou un propos critique de la part de l’association, l’une pouvant apparaître comme la conséquence de l’autre ? Le cas de la Fasti, bien qu’en dehors du champ d’observation de notre rapport, en offre un bon exemple.

La temporalité comme élément de preuve de la sanction : L’exemple de la Fasti (hors temporalité de l’Observatoire).

La Fédération des Associations de Solidarité avec les Travailleurs Immigrés (Fasti), a été affectée en 1995 par une diminution de près de 50% de ses subventions versées par l’État. En cause ? Une bande dessinée très critique publiée par la fédération suite aux lois Pasqua 2 qui restreignaient les conditions de naturalisation et d’accueil des étrangers. Qui plus est, le président de l’Asti d’Orléans avait été poursuivi pour avoir comparé les centres de rétention d’étrangers à “des camps de concentration”. Le ministère de la Ville avait alors évoqué un « coup de semonce » à l’égard de l’association, visant à la remettre à sa place. Le ministère souligne néanmoins à l’époque « qu’il ne s’agit aucunement d’une sanction, mais plutôt d’une nouvelle politique de subvention (…). Le ministre a souhaité repenser les subventions accordées aux associations, pour que soient privilégiées les petites structures qui agissent sur le terrain, dans les quartiers ». Le Président de la Fasti, Carlos Bravo, ne semble pas partager cette interprétation : « Comment ne pas trouver étrange la soudaine mise en application de cette décision ? Elle intervient en cours d’année. (…) Ça nous contraint à licencier trois personnes. » Pour l’association, « le ministère de l’Intégration fait preuve d’un esprit revanchard, ne supportant aucune critique, ce qui est contraire au fonctionnement d’une démocratie ».

S’il est toujours difficile de prouver qu’une coupe de subvention constitue une sanction directe d’une action spécifique – davantage qu’un choix plus général relatif à une orientation guidant l’action publique (ici le choix d’orienter les financements vers les actions de terrain par exemple) – le timing de la coupe, qui apparaît consécutive à la parution de la bande dessinée, et s’inscrit dans une séquence critique forte (mobilisations en faveur des sans-papiers, plainte pour diffamation contre le président de l’Asti d’Orléans, etc.), permet d’émettre l’hypothèse qu’il existe un lien entre la critique et la sanction (qui peut alors être qualifiée comme telle). En effet, en règle générale les décisions d’attribution ou de refus des subventions s’opèrent en début d’année et non en cours d’exercice budgétaire. Le fait de ne pas respecter la procédure habituelle accroît la probabilité qu’il s’agisse d’une coupe sanction.


  • La répétition des attaques : la sanction est-elle un acte isolé ou à l’inverse s’inscrit-elle dans un continuum de mesures de diverses natures ? La multiplication des amendes ou des plaintes en justice pourrait indiquer une forme de “harcèlement” de basse intensité visant - notamment par le temps, l’argent et l’énergie que requiert la réponse à ces attaques -, à entraver le fonctionnement normal des associations. L’exemple du Comité Vérité et Justice pour Adama s’avère particulièrement instructif à ce sujet.

La répétition comme élément de preuve de l’entrave : L’exemple du Comité Justice et Vérité pour Adama (fiche n°..)

Le Comité Justice et Vérité pour Adama a été constitué pour demander la transparence sur l’action de la police après qu’Adama Traoré est décédé lors de son interpellation le 19 juillet 2016. Dans les mois qui ont suivi le décès, c’est d’abord la maire (UDI) de Beaumont sur Oise qui se montre responsable d’entraves aux actions collectives. Elle annonce déposer plainte contre Assa Traoré, sœur d’Adama, après que celle-ci ait déclaré qu’elle s’était « rangée du côté de la police et des violences policières ». Elle demande ensuite à sa majorité au conseil municipal du 17 novembre 2016 d’autoriser le financement par le budget communal des frais de justice liés à cette plainte. La famille Traoré et ses soutiens veulent se rendre au conseil municipal pour protester. Mais la situation étant particulièrement tendue, la maire prévient ses soutiens pour qu’ils remplissent l’hôtel de ville, si bien qu’au moment où les Traoré se présentent à la mairie ils ne peuvent accéder à la salle du conseil, faute de place. La situation s’envenime, l’opposition municipale s’offusque également de la situation, si bien que la séance est au final ajournée. Sur le parvis de l’hôtel de ville les esprits s’échauffent, il y a un mouvement de foule et les policiers interviennent. Avant cet épisode, l’élue avait déjà déposé plusieurs plaintes pour menaces de mort et outrages – au moins trois, d’après les informations recueillies par Le Monde. Après cela, une plainte en diffamation a été déposée par les gendarmes dont les noms sont cités sur la page Facebook « La Vérité pour Adama » pour demander leur mise en examen pour homicide. Trois autres plaintes pour diffamation de la part de policiers ont également été déposées, ainsi qu’une plainte contre Assa Traoré pour « organisation d’un évènement sportif non-déclaré », suite à une initiation à la boxe prévue à l’occasion d’un pique-nique à Beaumont-sur-Oise.
Plusieurs procès impliquant des membres de la famille et du collectif ont également eu lieu à partir de plaintes pour outrage. Pour n’en citer qu’un, le 19 avril 2018, Serene Traoré, un frère d’Adama Traoré, est condamné à quatre mois de prison ferme et 600 euros d’amende pour outrage à l’encontre de la maire de Beaumont-sur-Oise, lors de faits déroulés le 22 juillet 2016, trois jours après la mort de son frère.
Ici, l’accumulation de plaintes fait système. Même si la diversité des autorités impliquées (mairie, police, gendarmerie) ne permet pas de conclure à une répression concertée visant à décourager l’expression d’une parole critique, le nombre conséquent des procédures judiciaires et d’entraves émanant de diverses autorités publiques constitue un environnement défavorable à l’expression critique et susceptible de décourager.