[Revue de presse] « Prosélytisme religieux » : une association asphyxiée par le poison de la rumeur

Privée de subventions et d’interlocuteurs depuis l’automne 2021, l’association Femmes sans frontières, basée à Creil et dont la directrice porte le voile, a progressivement compris que la préfecture de l’Oise la soupçonnait de « ne pas respecter les valeurs de la République » et partageait ses doutes auprès des collectivités. Sans explications ni preuves.

Source : Camille Polloni, Médiapart, le 23 février 2023

En 2023, Femmes sans frontières devait fêter ses trente-neuf ans d’existence. À Creil (Oise) et dans les environs, cette association est connue comme le loup blanc : des générations d’habitant·es ont été en contact avec elle
pour des cours de français, une aide à trouver un emploi ou passer le permis, des activités de loisir ou un accompagnement social, notamment des femmes victimes de violences ou en quête d’intégration dans la société française.

Mais depuis l’automne 2021, Femmes sans frontières se retrouve confrontée à de si grandes difficultés qu’elle craint de devoir mettre la clé sous la porte. Les subventions accordées par l’État, la région et le département pour divers projets, à hauteur de plusieurs dizaines de milliers d’euros chaque année, se sont arrêtées. Seule la mairie de Creil a maintenu son soutien financier.

Les interlocuteurs habituels de l’association, qui la félicitaient chaleureusement pour son travail et contribuaient à sa « visibilité » grâce à des partenariats, ont arrêté de répondre aux messages. Les autorités lui ont tourné le dos.

Malgré les demandes répétées de Femmes sans frontières, les pouvoirs publics n’ont jamais expliqué leur revirement. Ni la préfecture, ni le département, ni la région n’ont par ailleurs accepté de répondre aux questions de Mediapart. Seuls deux documents, conservés par l’association, consignent noir sur blanc ce qui lui est reproché.

Le premier est le compte-rendu d’une réunion qui s’est tenue à Creil, le 13 décembre 2021. Après plusieurs semaines de silence et d’incompréhension, la présidente de l’association, Rabia Ramouli, et sa directrice depuis 2014, Faïza Boudchar, ont sollicité un rendez-vous pour clarifier la situation. Elles rencontrent la déléguée du sous-préfet, Marie Fardeau, dans son bureau, en présence de la sous-préfète aux discriminations Mélissa Ramos et de la déléguée départementale aux droits des femmes, Nathalie Hassini.

Selon le compte-rendu réalisé par Femmes sans frontières, puis envoyé en recommandé à la préfecture sans que celle-ci en conteste la teneur, la sous-préfète Mélissa Ramos affirme lors de ce rendez-vous que « l’association est en dehors du cadre républicain, qu’elle ne respecte pas les valeurs républicaines » et que « certains salariés de l’association par leur tenues vestimentaires font du prosélytisme religieux », allant jusqu’à « obliger les femmes à porter le voile ». Pressée de questions, la sous-préfète aurait ensuite affirmé disposer d’« attestations écrites » allant dans ce sens, en cours d’examen, et ajouté «  qu’à l’association, “on ne parle pas français” ».

La directrice de Femmes sans frontières, Faïza Boudchar, se rappelle un « entretien à charge, où on [leur] coupait la parole ». Elle se sent aussi personnellement visée : contrairement à la présidente, elle-même porte le voile. « Je suis à l’association depuis plus de quinze ans, je ne me suis jamais cachée. J’ai été en contact avec toutes les collectivités et c’est quelque chose qu’on ne m’a jamais fait ressentir. Je suis souvent appelée par le commissariat ou la gendarmerie pour des traductions de l’arabe, ma tenue vestimentaire n’a jamais posé problème. »

À ses yeux, les propos tenus lors de cette réunion témoignent du « climat délétère distillé par le gouvernement » autour de la loi « confortant les principes de la République » du 24 août 2021, nommée loi « séparatisme  ».

Le deuxième document est un courrier du département de l’Oise, adressé à l’association le 7 janvier 2022. Le directeur général des services écrit ainsi : « Les collectivités et associations partenaires du Pass Permis Citoyen se doivent de respecter les principes de laïcité et de neutralité politique. Or, les services de la préfecture de l’Oise ont porté à ma connaissance que votre association ne respectait pas les valeurs de la République et, par conséquent, les principes précités. Au regard de ces éléments, je suis au regret de vous informer que votre association ne pourra plus bénéficier des dispositifs du conseil départemental. Aussi, votre association ne percevra plus de subvention départementale et ne figurera plus dans la liste des partenaires du Pass Permis Citoyen. »

Des « accusations calomnieuses »

Rien d’autre n’est jamais venu préciser ou étayer l’idée selon laquelle l’association ne respecterait pas « les valeurs de la République », ce dont elle se défend. Dans un courrier du printemps 2022, Femmes sans frontières demande à la préfecture de signer le « contrat d’engagement républicain » prévu par la loi « séparatisme ». Elle rappelle à cette occasion qu’elle a travaillé «  dès 2015 sur la prévention de la radicalisation » et toujours promu « l’égalité entre les femmes et les hommes » dans ses actions. Cette lettre recommandée est restée sans réponse.

La directrice de Femmes sans frontières, Faïza Boudchar, attribue ce retournement à des « accusations calomnieuses » lancées par l’ancienne équipe de l’association. Au printemps 2021, quatre membres du conseil d’administration ont démissionné avec fracas, l’ancienne présidente accusant notamment la directrice de malversations financières, de harcèlement et d’« insubordination ».

Le 17 février 2022, le parquet de Senlis a même ouvert une enquête préliminaire, confiée à la police judiciaire, pour déterminer si un « abus de confiance » – l’équivalent de l’abus de bien social dans une association – avait pu être commis au sein de Femmes sans frontières. Deux responsables de l’association ont été entendus en audition libre au printemps 2022. «  Après analyse de la comptabilité » et faute d’avoir identifié une infraction pénale, indique à Mediapart le procureur de Senlis, Loïc Abrial, cette enquête financière « a été classée sans suite le 13 février 2023 ».

Localement, l’affaire fait des remous. À l’automne 2022, un comité de soutien à Femmes sans frontières se met en place et lance une pétition qui recueille 750 signatures. Réunissant une centaine d’habitants, commerçants, bénévoles et bénéficiaires de l’association, le comité est coprésidé « à titre personnel et citoyen » par Valérie Labatut, par ailleurs syndicaliste CGT au ministère du travail et ancienne candidate Nupes aux législatives dans l’Oise. Après s’être longuement entretenue avec Faïza Boudchar, elle a choisi « de lui faire confiance ».

«  Je n’ai eu que des échos favorables de cette association qui œuvre depuis près de quarante ans sur le plateau Rouher », explique Valérie Labatut, se disant révoltée par cette «  profonde injustice » qui confine à «  l’arbitraire ». Pour elle, « des accusations graves de radicalisation et de prosélytisme ont été colportées sans que personne n’en vérifie la matérialité et sans fournir à l’association le moindre élément lui permettant de se défendre  ».

Aujourd’hui, Valérie Labatut refuse que Femmes sans frontières « meure en silence, à petit feu, parce qu’elle n’aurait plus les moyens de fonctionner : ce serait une grande perte pour les habitants du bassin creillois  ». Tout au long de l’automne, le comité de soutien a demandé à rencontrer la préfète de l’Oise, Corinne Orzechowski. «  Je ne suis pas disponible », a répondu sèchement la préfète, qui a désormais quitté le département.

Les collectivités s’alignent sur la préfecture

D’autres initiatives ont connu un succès mitigé. Deux députées Nupes, Pascale Martin (Dordogne) et Ersilia Soudais (Seine-et-Marne), ont écrit à la préfète de l’Oise le 1er décembre 2022, pour demander « que les griefs à l’encontre de l’association lui soient précisés et qu’une solution rapide soit trouvée ». « Le subventionnement d’une association ne revêt aucun caractère automatique », s’est bornée à répondre Corinne Orzechowski le lendemain.

« Que reproche-t-on réellement à cette association ? », a également demandé l’élue LFI Zahia Hamdane au conseil régional des Hauts-de-France. Partenaire de Femmes sans frontières pendant plus de dix ans, la Région finançait notamment son action contre l’illettrisme (7 000 euros en 2019, 10 000 euros en 2021). En décembre 2022, il a refusé de financer à nouveau le projet. Réponse : «  La priorité a été donnée en 2022 à des projets qui ont reçu l’accord de tous les partenaires, dont l’État, ce qui n’est pas le cas du projet de cette association. [Pour 2023] il faudra, comme en 2022, que la gouvernance soit unanime pour mobiliser un financement régional. »

Quant au département de l’Oise, il attribuait une subvention de fonctionnement annuelle de 2 000 euros depuis plus de vingt ans. Depuis 2018, une convention prévoyait en outre de lui verser 10 000 euros sur trois ans pour des actions de soutien aux personnes âgées vulnérables. Les versements, prévus jusqu’en 2024, se sont interrompus en 2021.

« Rien n’est fondé » selon la mairie

Seule la mairie de Creil a conservé son soutien à Femmes sans frontières : 3 000 euros de fonctionnement tous les ans, sans compter l’appui à des projets précis.

Pour Karim Boukhachba, adjoint à la vie associative, l’association « fait un travail indispensable sur le territoire ». Après avoir tenté de jouer « l’intermédiaire » avec la préfecture, l’élu témoigne de son « incompréhension » face à une « impasse ».

« Les dépenses et les actions des associations qui reçoivent une subvention de la ville doivent être d’intérêt général, respecter la laïcité et les valeurs républicaines, la mairie a un droit de regard et est intransigeante là-dessus. Femmes sans frontières est membre du conseil creillois de la vie associative et a signé une charte en ce sens. Elle est en lien direct et permanent avec la mairie. Le moindre signe de non-respect des valeurs républicaines nous aurait sauté aux yeux. Rien n’est fondé, mais la préfecture s’est arc-boutée. »

De décembre 2021 à février 2022, la mairie a mis en place un « dispositif local d’accompagnement », mené par ses services, visant à déceler d’éventuels dysfonctionnements au sein de l’association. Au-delà de difficultés
d’organisation courantes dans de petites structures associatives, cet audit n’a rien révélé de suspect. Karim Boukhachba n’a toujours pas compris ce qui a mis la préfecture en alerte, d’autant que celle-ci « a récemment renouvelé un emploi d’insertion » au sein de l’association, malgré ses soupçons.

De son côté, Faïza Boudchar n’y voit pas plus clair. Elle estime pâtir d’un malentendu, basé sur « des fantasmes et des préjugés ». « Pendant tout ce temps, on a clamé notre innocence et essayé de renouer le contact. Si on était coupables de quoi que ce soit, on n’aurait pas cette posture. »

À deux reprises, en septembre 2021 et décembre 2022, la directrice a accepté de rencontrer des policiers du renseignement territorial, à qui elle a ouvert les portes de l’association et détaillé son fonctionnement. « Je cherche à défendre une association qui m’est chère, mais pas seulement. Au niveau national, beaucoup de situations comme la nôtre découlent de la loi “séparatisme”, qui désigne des citoyens de confession musulmane comme de mauvais citoyens. Mais nous aussi, nous sommes la République.  »

Mi-janvier 2023, Femmes sans frontières a missionné son avocate pour demander à nouveau des explications à la préfecture, la région et le département, sans réponse à ce jour. L’association «  travaillait main dans la main avec les collectivités et a été mise au ban d’un coup, parce que la préfecture de l’Oise en a décidé ainsi », regrette l’avocate, Clara Gandin. « Aujourd’hui, elle frôle la mort sociale et l’asphyxie financière alors qu’elle a été vérifiée sous toutes les coutures. Dans un esprit de transparence et de justice, nous espérons que la nouvelle préfète [Catherine Seguin, arrivée début janvier – ndlr] rétablira les moyens dont l’association a toujours disposé pour accomplir ses missions et accompagner les publics précaires de Creil. »

Camille Polloni

Cette enquête de Médiapart fait écho à l’enquête de l’Observatoire des libertés associatives sur "La nouvelle chasse aux sorcières" ciblant les associations dans lesquelles participent des personnes musulmanes ou considérées comme telles. Vous pouvez nous adresser d’autres signalement sur le formulaire d’alerte prévu à cet effet en cliquant ici.