Fiche n°130

L’État, la Région et le Département suspendent leurs subventions à l’association Femmes sans frontières à Creil, accusée de non-respect des valeurs républicaines et de prosélytisme religieux.

Présentation

Depuis automne 2021, l’association Femme sans frontières, implantée à Creil ne perçoit plus aucune subvention de l’État, de la Région et du Département. Des partenariats engagés depuis plusieurs années avec l’association ont également été interrompus sans explication. Si les différentes institutions refusent d’exposer les motifs de ces retraits, des accusations de prosélytisme religieux et de non-respect des valeurs républicaines ont été rapportées, sans avoir été prouvées. Manquant à présent de ressources, l’association craint de devoir interrompre ses activités.

Description

Avril 2021 : démission de l’ancienne présidente, qui envoie un mail à la préfecture et aux différentes collectivités dénonçant des malversations financières dans l’association comme le remboursement de faux frais. Suite à ce courrier, une enquête est ouverte par le parquet de Senlis.
La mairie de Creil met en place sa propre enquête : elle ouvre un audit sur l’organisation des finances de l’association. Celui-ci a finalement révélé, au-delà de petites recommandations, qu’il n’y avait pas de preuve de malversations financières dans la structure. Au contraire, la directrice aurait montré au parquet qu’elle était amenée à avancer de l’argent à l’association sans être remboursée par la suite.
À l’été 2021, l’association est informée de façon informelle du classement sans suite de l’enquête. Cependant, dans ce genre de procédure, le procureur ne se voit pas obligé d’annoncer officiellement le classement sans suite.
Septembre 2021 : Femmes sans frontières se voit refuser ses demandes de subventions de l’État, de la Région et du Département, ce qui représente plusieurs dizaines de milliers d’euros par an. La mairie de Creil continue, elle, à verser des subventions à l’association. Si cet arrêt n’a pas donné lieu à justifications, l’avocate de l’association creilloise, Clara Gandin, confie cependant que, la préfecture souhaiterait rediriger les fonds initialement attribués à Femmes sans frontières à une autre association qui, selon elle, “n’a pas de véritable projet associatif” et s’apparenterait davantage à “une délégation de service public d’aide aux plus démunis [...] sans marge de manœuvre”. Par ailleurs, toujours selon l’avocate, “ils veulent des assos qui ne sont pas tenues par des gens qui sont potentiellement concernés par les discriminations et qui vont être aux ordres sur les projets à mettre en œuvre.

13 décembre 2021 : la présidente de l’association, Rabia Ramolli, et la directrice, Faïza Boudchar, provoquent une réunion avec la déléguée du sous-préfet, Marie Fardeau, en présence de Mélissa Ramos, sous-préfète aux discriminations et Nathalie Cassini, déléguée départementale aux droits des femmes.
Dans le compte-rendu de la réunion rédigé par Femmes sans frontières sont rapportés les propos de Melissa Ramos lors de l’entrevue : « l’association est en dehors du cadre républicain, elle ne respecte pas les valeurs républicaines » ; « certains salariés de l’association par leurs tenues vestimentaires font du prosélytisme religieux » et iraient jusqu’à « obliger les femmes à porter le voile ». Cependant, comme nous l’a expliqué l’avocate de l’association, la seule personne à porter le foulard au sein des membres de la structure est la directrice. D’autres accusations portent sur le fait qu’on ne parlerait pas uniquement français au sein de l’association. Cependant, cela s’explique puisqu’une importante partie des personnes accompagnées par la structure sont d’origines étrangères .
Enfin, les représentantes des institutions présentes lors de la réunion ont également reproché à l’association de ne pas avoir voulu délivrer un document, une liste d’élèves mineurs, lors d’une enquête policière qui ne concernait pas la structure. On peut lire dans le compte rendu qu’une des représentante des institutions “évoque un mauvais signal envoyé par l’association aux services de l’État et une absence de coopération de l’association à une enquête, elle fait référence à la demande de liste nominative d’enfants qui fréquentent le soutien scolaire au sein de l’association.” Celle-ci avait refusé, considérant qu’il n’y avait pas de raison valable à ce qu’elle fournisse ce document : “la directrice explique qu’il ne s’agissait pas d’entraver le travail des services de police, mais que s’agissant d’enfants mineurs, elle avait demandé un document officiel, énonçant qu’une enquête était menée, et qu’à ce titre, la production de la liste serait faite. Et à réception de la réquisition judiciaire, la liste a été envoyée par mail au commissariat comme demandée.” Le compte rendu de la réunion a par ailleurs été envoyé en recommandé à la préfecture qui n’en a pas démenti le contenu.
D’après l’avocate de Femmes sans frontières, certaines des accusations de la préfecture se sont également appuyées sur l’enquête ouverte par le parquet après la réception du mail dénonciateur de l’ancienne présidente. Accusations qui ont perduré tout le temps que le classement sans suite de l’enquête n’avait pas été annoncé officiellement.
7 janvier 2022 : l’association reçoit un courrier du directeur régional des services du Département de l’Oise : "Les collectivités et associations partenaires du Pass Permis Citoyen se doivent de respecter les principes de laïcité et de neutralité politique. Or, les services de la préfecture de l’Oise ont porté à ma connaissance que votre association ne respectait pas les valeurs de la République et, par conséquent, les principes précités. Au regard de ces éléments, je suis au regret de vous informer que votre association ne pourra plus bénéficier des dispositifs du conseil départemental. Aussi, votre association ne percevra plus de subvention départementale et ne figurera plus dans la liste des partenaires du Pass Permis Citoyen."
Le Pass Permis Citoyen est un dispositif mis en place par le Conseil Départemental de l’Oise permettant aux jeunes de moins de 20 ans de financer leur permis de conduire en contrepartie d’une mission bénévole de 70h dans une collectivité ou une association de l’Oise. Le fait que l’association Femmes sans frontières se voit retirer de la liste des partenaires de ce dispositif la prive d’un accès au recrutement de nouveaux bénévoles.
Printemps 2022 : Femmes sans frontières envoie un courrier à la préfecture en lui demandant de pouvoir signer le contrat d’engagement républicain. Celui-ci est resté sans réponse.
Automne 2022 : un comité de soutien à l’association réunissant une centaine d’habitants, commerçants, bénévoles et bénéficiaires de l’association se met en place et lance une pétition. Le comité a demandé à plusieurs reprises à la préfète de l’Oise, Corinne Orzechowski, d’organiser une rencontre mais celle-ci aurait finalement répondu par mail qu’elle n’était pas disponible.
Décembre 2022 : Pascale Martin et Ersilia Soudais, deux députés Nupes ont écrit à la préfète en demandant "que les griefs à l’encontre de l’association lui soient précisés et qu’une solution rapide soit trouvée". Corinne Orzechowski, la préfète, a alors répliqué que "le subventionnement d’une association ne revêt aucun caractère automatique".
Dans la foulée, Zahia Hamdan, élue LFI au Conseil régional des Hauts-de-France, qui a été le partenaire de l’association pendant plus de dix ans, a questionné l’arrêt du subventionnement de l’association par la Région en décembre 2022. Elle a reçu la réponse suivante : "La priorité a été donnée en 2022 à des projets qui ont reçu l’accord de tous les partenaires, dont l’État, ce qui n’est pas le cas du projet de cette association. Il faudra, comme en 2022, que la gouvernance soit unanime pour mobiliser un financement régional". Ainsi pendant près d’un an, l’association tente d’entrer en communication, par des mails notamment, avec les services préfectoraux et les collectivités territoriales, sans parvenir à établir un contact.
Janvier 2023 : Femmes sans frontières a de nouveau demandé des explications à la Préfecture, au Département et à la Région. Seule la Région a finalement répondu à ce courrier en expliquant qu’elle avait pour règle de ne financer que les projets ayant reçu un avis favorable des partenaires réunis dans le cadre des contrats de ville, or, la préfecture est signataire de ces contrats : “En 2023, la position de l’État restant réservée, la région ne pourra qu’appliquer à nouveau les termes de sa délibération cadre”. L’avocate de l’association explique que l’envoi de ce courrier aux collectivités et à la préfecture a été source de tension avec la municipalité, pourtant soutien de la structure jusqu’alors, qui redoute des représailles de la part de la préfecture. Par ailleurs, la directrice a rencontré par deux fois des policiers du renseignement national pour leur expliquer le fonctionnement de l’association. Elle déclare ainsi : "je cherche à défendre une association qui m’est chère, mais pas seulement. Au niveau national, beaucoup de situations comme la nôtre découlent de la loi « séparatisme », qui désigne des citoyens de confession musulmane comme des mauvais citoyens. Mais nous aussi, nous sommes la République".
Février 2023 : à la suite de demandes répétées de l’association et de manifestations devant le tribunal, le classement sans suite de l’enquête visant Femmes sans frontières est annoncé par écrit dans un mail du procureur de Senlis. Dans ce mail est également confirmé l’existence du courrier envoyé par l’ancienne présidente et accusant la direction de l’association de malversations financières.
L’association survit aujourd’hui en utilisant ses derniers fonds, mais si elle n’a pas de réponse positive à ses demandes de subvention dans les prochains mois, l’avocate de la structure l’assure, elle ne pourra pas continuer son activité puisqu’elle présente déjà un déficit. Par ailleurs, la directrice ne peut dès à présent plus se rémunérer et est donc directrice bénévole. Pour elle : “Une association comme Femmes sans frontières, ils sont en train de la tuer sans la dissoudre. Ils savent qu’il ne peuvent pas la dissoudre, et donc ils l’assèchent financièrement”.
La situation de Femmes sans frontières à Creil révèle d’abord une stratégie particulière des pouvoirs publics envers certaines associations : selon l’avocate Clara Gandin, il ne s’agit pas du premier cas d’association qui se voit brutalement refuser le renouvellement de ses financements avant que les institutions ne cessent de répondre aux associations. Elles ne paraissent plus être considérées comme leurs interlocuteurs légitimes, même quand celles-ci collaborent depuis plusieurs dizaines d’années avec les collectivités locales, comme c’est le cas de Femmes sans frontières qui est implantée dans la région depuis 1983.
De plus, le fait de ne pas fournir de justifications officielles pour le non-renouvellement des subventions empêche les associations de mener des recours juridiques contre ceux-ci puisqu’il n’y a pas de décisions contre lesquelles se battre en justice. C’est le même phénomène qui se produit lorsque la préfecture ne permet pas à Femmes sans frontières de signer le contrat d’engagement républicain qui, si cela avait été fait, aurait obligé la préfecture à prouver ses accusations et permis à l’association de les contester en justice. Cette situation place donc l’association, qui n’a eu de cesse de tenter d’entrer en communication avec les institutions, dans une situation extrêmement asymétrique vis-à-vis de ces dernières qui se gardent le droit de se justifier.
Enfin, ce cas questionne aussi une forme de recentralisation : vis-à-vis de l’association Femmes sans frontières, les collectivités semblent s’être soumises aux décisions préfectorales sans chercher à les contester, même après le résultat de l’enquête ouverte par le parquet et de l’audit municipal. Elles n’ont d’ailleurs pas cherché à entrer en contact avec l’association. En fait, selon Clara Gandin, les acteurs territoriaux ayant écrit à l’association pour lui annoncer le refus du renouvellement des subventions sont parfois les mêmes qui avaient accordé des formes de récompenses pour son action à l’association à plusieurs reprises aux cours des années précédentes.

Type d'action collective sanctionnée

Accusation de prosélytisme religieux et de malversations financières

Institution responsable

Préfecture de l’Oise
Conseil Départemental de l’Oise
Conseil Régional des Hauts-de-France

Conséquences pour l’association

Fin progressive de son activité

Sources

 “Prosélytisme religieux” : une association asphyxiée par le poison de la rumeur”, Mediapart, 23/02/2023 ;
 Entretien avec Clara Gandin, avocate de l’association Femmes sans frontières

Date