I – Contexte et caractérisation des faits
En mai 2015, les habitants du quartier du Pile se mobilisent contre un projet de rénovation urbaine qui s’impose à eux. Ils s’organisent dans le cadre d’une « Table de quartier », un dispositif porté par l’ANRJ et l’Université Populaire et citoyenne de Roubaix. La ville est prise pour cible, les habitants lui reprochant un défaut de concertation. Cette mobilisation entrainera plusieurs attaques de la municipalité envers l’association :
Lors d’un conseil municipal le 28 janvier 2016, l’élue de quartier accuse les membres de l’association de « manipuler » les habitants et de « profiter de leur détresse ».
En septembre 2016, l’association se voit fermer ses locaux suite à un conflit avec une élue. Quelques mois plus tard, la convention d’occupation de ces locaux par l’ANRJ se termine et n’est pas renouvelée par la mairie pour une raison inconnue. L’association se retrouve sans local. En 2018, l’association se voit couper ses subventions par la municipalité.
La Préfecture, de son côté, estime dans un article de la presse locale d’octobre 2017, que la mobilisation semblait « davantage porter des intérêts individuels que l’intérêt général » : « Ils [les membres de l’ANRJ] se sont servis de la Table de quartier pour agiter les habitants contre le projet municipal, parce que celui-ci ne convenait pas aux administrateurs de l’association ».
C’est dans ce contexte que Nord Éclair, le journal local, publie le 10 octobre 2017 un article consacré à l’association : « Les mélanges des genres politico-religieux d’une association de jeunesse » [1]. L’auteur de l’article dénonce la distribution de repas à des détenus issus du quartier pendant le ramadan et l’organisation d’une vente de gâteaux à l’occasion d’une conférence de Tariq Ramadan. Le journaliste accuse l’association de prosélytisme et interroge quant à son financement public. Le 30 novembre 2017, l’association publie sur son compte Facebook un droit de réponse : « Droit de réponse à Nord Éclair : pas de mélanges des genres à l’ANRJ ».
Mais l’article a des conséquences immédiates. Alors que l’association était censée rencontrer le Préfet à l’égalité des chances le lendemain de la parution afin d’évoquer sa situation financière, le rendez-vous est annulé à la dernière minute. Une version mise à jour de l’article quelques heures plus tard mentionne même que « l’État a bien constaté une forme de prosélytisme dans les activités de l’ANRJ. » Et la Préfecture de prévenir en référence à une subvention de 12 000 euros de la Direction régionale de la jeunesse : « pour l’an prochain, nous donnerons des directives claires pour que cette convention ne soit pas renouvelée ». En 2018, l’ANRJ se voit couper une subvention de 12 000 euros attribuée conjointement par la Direction régionale de la jeunesse et la Ville de Roubaix Depuis cette date, l’association ne possède plus aucun financement public [2].
Suite à la parution de cet article, auquel, comme nous le verrons, l’association a fourni un démenti, la Préfecture du Nord a donc repris à son compte l’accusation de « prosélytisme religieux » et a procédé à une coupure de subvention l’année suivante. Ces faits recouvrent deux formes d’entraves aux libertés associatives déjà identifiées par l’Observatoire des libertés associatives dans son premier rapport, Une citoyenneté réprimée, publié en octobre 2020 :
– Une entrave discursive, ou disqualification
– Une entrave matérielle, ici plus particulièrement financière.
II – Une association de jeunesse accusée de prosélytisme religieux
En l’absence de justifications précises de la part de la Préfecture du Nord à propos de l’accusation de « prosélytisme religieux » émise à l’encontre de l’association et de la coupure de subvention qui en a suivi et compte tenu des réactions préfectorales à l’article de Nord Eclair (annulation en urgence d’un rendez-vous le lendemain de la publication et absence de communication par la suite), il nous semble possible de s’appuyer sur l’article en question pour comprendre, au moins en partie, les justifications de la Préfecture quant à la mise en place des deux formes d’entraves, discursives et matérielles, dont il est question ici.
1° Accointance avec Tariq Ramadan et collecte de colis pour le ramadan
Pour en venir aux faits directement incriminés dans cet article, le journaliste accuse l’association de réaliser des actions qui ne correspondent pas à son objet et qui constitueraient un « mélange des genres politico-religieux » qui constituerait un prosélytisme caché. Pour appuyer cette thèse il invoque tout particulièrement deux faits :
L’association aurait préparé un buffet pour Tariq Ramadan à l’occasion de sa venue à Villeneuve d’Ascq pour la promotion de son dernier ouvrage.
Le journaliste cite en introduction de son article l’explication qu’aurait reçu de la part de membres de l’association un roubaisien de passage dans les locaux de l’association le 11 mars 2016. Affairée à la préparation d’un buffet, le groupe composé de jeunes employés en service civique aurait expliqué : « C’est pour la conférence de Tariq Ramadan ». L’évènement est organisé par l’association Rencontre et Dialogue présidée par Ali Rahni, également membre de l’ANRJ. Le président de l’ANRJ réfute cette action alors même que la page Facebook de l’association a publiée des photos de la préparation de ce buffet avec la légende « groupe de jeunes filles qui s’occupe du snack d’une conférence-débat à Villeneuve-d’Ascq pour financer un voyage » sans mentionner la teneur de la conférence-débat en question. Le journaliste interroge donc : « le buffet de Tariq Ramadan devait-il être préparé dans un local public, par des membres d’une association subventionnée, encadrés par des services civiques financés par l’État ? »
– Le local de l’association transformé en lieu de collecte de colis du ramadan pour les détenus.
Autre accusation, celle d’avoir participé à la collecte de colis du ramadan pour les détenus pour le compte de l’aumônerie musulmane des prisons au côté exclusivement de mosquées. Face à cette accusation, le président de l’association se justifie : « L’aumônerie avait besoin de points de collecte, et pour nous ça avait du sens car certains jeunes passés par l’asso étaient incarcérés ». Pour le journaliste, la première partie de la réponse porte à questionnement : quatre mosquées roubaisiennes étaient déjà référencées comme lieu de dépôt de dons.
2° Message religieux et imprécision des fonctions des dirigeants
Si ces deux faits sont au centre de l’argumentaire développé par le journaliste, l’article contient également un ensemble de faits plus annexes qui participent de la démonstration du caractère prosélyte de l’association :
– Message lors de l’Aïd-El-Kébir
En aout 2017, l’ANRJ relaie sur son compte Face book un message qui appelle les musulmans à partager leur mouton avec les plus nécessiteux. Le président de l’association reconnait une erreur et se défend : « On a aussi fait des actions avec la paroisse pour Noël. La viande de l’Aïd, elle est redistribuée à tout le monde. On peut parfois faire des erreurs, mais on a toujours été ouvert au quartier, quelles que soient les croyances des habitants. »
– Qui dirige l’ANRJ ?
Enfin, le journaliste relève qu’au moment de son enquête flottait une grande indécision parmi les membres de l’association sur la personne qui était effectivement à la tête de l’association. Si ce fait n’apporte aucun élément de nouveau à la thèse générale de l’article, il vient renforcer un sentiment général de confusion et d’opacité.
III – La réponse de l’association : une structure à l’image de son quartier
Face à ces accusations, l’association produit un démenti. Intitulé « Droit de réponse à Nord Éclair : pas de mélanges des genres à l’ANRJ », il est publié sur sa page Facebook le 30 novembre 2017. Construit sur la forme d’un fact-checking revient en détail sur les grandes lignes de l’article s’inscrit en faux sur plusieurs accusations et vise rétablir certains faits concernant l’association.
1° Solidarité inter-religieuse et autonomie habitante
L’association dénonce d’emblée « la redondance de ce type d’articles », les « erreurs factuelles », les « amalgames fallacieux » que contient l’article, les « dégâts collatéraux que cela entraîne » et entend donc « rétablir les faits et quelques vérités ».
– Une solidarité sans frontières religieuses
Concernant l’accusation relative à la collecte de dons pour le ramadan et à l’appel aux dons de viande lors de l’Aïd, l’association déclare assumer pleinement ces actions. Elle mentionne pourtant que les membres de l’association qui ont répondu au journaliste avaient également relatés plusieurs actions en direction et en partenariat avec d’autres associations non-confessionnelles ou catholiques comme le Secours catholique, la Jeunesse ouvrière chrétienne, les Restos du Cœur, Salam à Calais, l’Auberge des migrants, la Banque alimentaire, la Solidarité… L’association interroge en retour : « Est-ce que collecter des colis pour le ramadan est moins laïc que de récolter des dons pour le Secours Catholique ? Faut-il donc hiérarchiser ses actions de solidarité ? »
– Autonomie de projet pour des adolescentes du quartier
L’association s’inscrit en faux par rapport à la présentation qu’elle juge tronquée de sa participation à la confection d’un buffet à l’occasion d’une conférence-débat qui incluait Tariq Ramadan. Elle précise tout d’abord que la conférence comprenait d’autres intervenants que le seul Tariq Ramadan. Elle explique également que loin d’avoir participé à la confection « du buffet de Tariq Ramadan » comme il est mentionné dans l’article, « le groupe d’adolescentes en question a simplement vendu de la nourriture à cette occasion auprès du public afin de financer son voyage en Espagne. Il ne s’agissait donc pas de financer Tariq Ramadan, mais de permettre à des roubaisiennes de construire leur autonomie en assurant par elles-mêmes l’organisation de leur voyage. »
2° Démocratie interne et valeurs de l’association
L’ANRJ profite de ce communiqué rectificatif pour rappeler certains faits et positionnement qui sont les siens.
– Une enquête durant une rotation des postes des dirigeants
Concernant l’accusation annexe de manque de démocratie interne de l’association, elle explique que le journaliste a construit un problème à partir de ce qui n’est qu’un fonctionnement ordinaire : « manque de chance pour le journaliste, il nous a contactés alors que l’association était en plein renouvellement de ses cadres. Samir Hadj Doudou, qui a été président de l’ANRJ pendant 12 ans, a choisi de passer la main dans un souci de rotation des postes et car il quittait Roubaix. Ali Essaïdi a été président par intérim, avant qu’Hamza ElKostiti ne prenne le relais. Bref, l’ANRJ fonctionne comme toutes les associations loi 1901. »
– Les valeurs de l’ANRJ
« Pour notre part, nous appliquons la loi et respectons toutes les croyances de nos membres. Alors que la population roubaisienne compte des croyants de toutes les religions et que nous cherchons à tisser du lien entre tous les habitants du quartier. Il nous semble que faire découvrir les traditions culturelles des uns et des autres contribue aussi à déconstruire les préjugés et permette le vivre et le faire ensemble. »